Aissatou Mafory Bangoura : la mère furieuse au cœur de l’indépendance guinéenne

 

 

Il y a soixante-sept ans, à la date même qui nous ramène aujourd’hui, la Guinée arracha à la France sa liberté politique — une conquête gravée dans la mémoire collective, mais obtenue au prix de luttes profondes et de sacrifices individuels. Le chemin qui mène de la tutelle coloniale à la souveraineté nationale ne se lit pas seulement dans les actes des grandes institutions : il se raconte dans les voix, les corps et les choix de celles et ceux — et parmi eux, surtout celles — qui, poussées par une exigence morale et une fureur maternelle, décidèrent que la dignité d’un peuple primait sur la sécurité d’un confort imposé.

Le lundi 25 août 1958, la venue à Conakry de Charles de Gaulle, en vue du référendum constitutionnel prévu le 28 septembre, fut l’un de ces moments charnières où se jouaient l’avenir et l’honneur d’une nation. Dans son adresse, Ahmed Sékou Touré porta une revendication philosophique et politique qui ne relevait pas d’un simple slogan opportuniste mais du socle même d’une éthique collective :

« (…) Nous avons un premier et indispensable besoin, celui de notre dignité. Or, il n’y a pas de dignité sans liberté. Nous préférons la pauvreté dans la liberté à la richesse dans l’esclavage…

C’est ce souci de dignité, cet impérieux besoin de liberté qui devait susciter, aux heures sombres de la France, les actes les plus nobles, les sacrifices les plus grands et les plus beaux traits de courage. La liberté, c’est le privilège de tout homme, le droit naturel de toute société et de tout peuple, la base sur laquelle les États africains s’associeront à la République française et à d’autres États pour le développement de leurs valeurs et de leurs richesses communes. »

Ce discours, loin d’être une improvisation, s’inscrivait dans une trame de consultations et de pressentiments. Il fut en partie l’écho d’un appel intime, lancé par des figures féminines dont l’exigence semblait tantôt maternelle, tantôt prophétique : une mère furieuse, investie d’un rôle civique et moral, intima au chef politique d’incarner l’enfant intrépide, le porteur de la rupture nécessaire.

« Xa bɔxi xun xara keli, fo bɔxi dii nde ayɛtɛ ba sɛrɛxɛ ra. »

Pour qu’un pays soit vraiment « d’une grande fierté », il faut qu’un enfant du pays soit impavide, prêt à se sacrifier pour l’honneur de la patrie, et à braver pour la cause nationale et ses compatriotes.

Face à la pression morale et à la détermination collective — incarnée par ces mères furieuses — Sékou Touré prit position avec une clarté sans équivoque le 14 septembre 1958 :

« Nous voterons NON à une Communauté qui n’est que la vieille marchandise dont on a changé l’étiquette. Nous voterons NON à l’irresponsabilité ; à partir du 29 septembre, NOUS SERONS UN PEUPLE LIBRE ! »

Le référendum du 28 septembre 1958 donna alors à la décision populaire une portée quasi sacrée : la Guinée dit massivement NON aux propositions constitutionnelles françaises, à hauteur de 97,4 % — un refus qui fut aussi un acte de défiance morale, un « NON » jeté à l’irresponsabilité d’un système.

Au cœur de ce moment historique se dressent des figures féminines dont la densité symbolique mérite d’être réhaussée : Aissatou Mafory Bangoura en première ligne, exemplaire de ces « mères furieuses » qui ont conjugué rage protectrice et stratégie politique. En préparant la commémoration du 67ᵉ anniversaire de l’indépendance — le 2 octobre 2025 — il est impératif de rappeler que ces voix et ces corps ont fait l’histoire autant que les discours officiels. Trop souvent pourtant, elles sont reléguées au second plan, leurs contributions effacées par l’usure du temps.

« Si les étoiles les plus grandes sont en très petit nombre, dit-on, il ne faudrait pas pour autant dénier tout éclat aux plus modestes. »

Hadja Aissatou Mafory Bangoura incarne, dans ce panthéon national, une posture de leader ascendante : la mère furieuse qui se tient au côté de Sékou Touré pour rompre l’emprise coloniale, qui transforme la douleur en stratégie et la colère en programme d’action. Elle est la lionne au visage humain, gardienne de l’honneur collectif et symbole vivant de la souveraineté retrouvée.

La fête de la liberté, célébrée solennellement le 2 octobre 1958, doit être réinterprétée à travers le prisme de ces engagements féminins. En tant qu’historien, je me sens redevable d’un rappel qui restitue, au sens propre, la transition de la colonisation à l’indépendance, afin d’éclairer ce qui demeure obscur de cette période. Célébrer, ce n’est pas seulement égrener les dates ; c’est reconnaître la trame humaine — conjuguer héroïsme individuel et collectif, rendre justice aux femmes leaders qui furent le ferment de la rupture.

Qu’est-ce qui est pire qu’une mère furieuse ? Ngah Aissatou Mafory Bangoura l’était : descendante d’illustres lignages de Soumbouyah, princesse de souche, elle fut une figure emblématique de la lutte contre l’impérialisme. Sa devise, presque programmatique, était simple et implacable : « Prête pour la révolution. » Par sa posture, elle traduisait une éthique du courage — une posture imposante, signe d’une volonté philosophique de tenir tête à l’oppression.

Alors que certaines femmes prônaient la prudence et estimaient les risques excessifs, Aissatou Mafory Bangoura attendait l’ennemi « de pied ferme ». Sa praxis s’exprimait dans des gestes concrets : lors du rassemblement du RDA en 1954, N’Nata Mafory Bangoura invita ses camarades à user de la « grève du sexe » pour inciter leurs maris à rejoindre le parti, voire à vendre bijoux et vêtements pour financer la cause. Ces actes, sans lyrisme superflu, disent la profondeur d’un engagement qui ne dépendait pas des diplômes mais de l’urgence morale.

LE RESTE APPARTIENT À L’HISTOIRE

Sans scolarisation formelle, sans les archives de l’élite lettrée, Mafory Bangoura accéda pourtant aux plus hautes fonctions de l’État. Ministre des Affaires sociales de 1970 jusqu’à sa mort en 1976 à Bucarest, elle incarna le paradoxe et la force d’une femme qui, sans savoir lire ni écrire, fut néanmoins dépositaire d’une intelligence politique et d’une légitimité populaire inébranlable. Elle s’imposa non par les diplômes, mais par la constance de son engagement, par cette capacité à transformer la colère en énergie révolutionnaire et par l’autorité morale que lui conféra son rôle de mère furieuse.

Car elle n’était pas une femme de guerre armée d’un fusil, mais elle portait une arme autrement plus redoutable : la détermination d’une mère qui défend ses enfants, la rage d’une lionne qui protège sa tanière. Sous son influence, des centaines de femmes, à Conakry comme dans les campagnes, se mobilisèrent. Elles firent de leur maternité une matrice politique et transformèrent la douleur intime en un moteur collectif de libération.

Le 22 novembre 1970, lorsque la Guinée fut la cible de « l’agression portugaise », Hadja Mafory Bangoura, alors ministre, prit la parole devant les femmes avec une ardeur qui résume toute sa trajectoire :

« Prête pour la révolution ! (…) Les femmes de la révolution, réveillez-vous, levez-vous et reprenez vos outils de guerre (…) avec lesquels vous avez combattu les colonialistes (…) Quand il (Sékou Touré) se tourne la tête, il trouvera les femmes de Guinée (…) Toujours prêtes pour la révolution. »

 Ces paroles, d’une intensité brûlante, sont bien plus qu’une exhortation : elles constituent une philosophie de la vigilance et du courage. Pour Mafory, la révolution ne dormait jamais. Elle se confondait avec l’essence même de la liberté : éveillée, perpétuelle, exigeante.

 En elle se cristallise l’image de la « mère furieuse » : celle qui refuse le compromis, celle qui fait de la souffrance une ressource politique, celle qui incarne la dignité d’un peuple refusant l’humiliation. À travers elle, les femmes de Guinée s’affirmèrent non comme des auxiliaires, mais comme des actrices centrales de la souveraineté retrouvée.

Ainsi, célébrer le 67ᵉ anniversaire de l’indépendance guinéenne, c’est reconnaître que cette victoire ne fut pas seulement le fruit d’une décision politique, mais l’aboutissement d’une épopée humaine et féminine. Derrière chaque mot de Sékou Touré se trouvait le souffle d’une lionne, derrière chaque vote un sacrifice maternel.

 Qu’est-ce qui est pire qu’une mère furieuse ? Rien. Car la mère furieuse est le visage même de la liberté, la gardienne de l’honneur et le garant de l’avenir. Aissatou Mafory Bangoura fut et demeure ce symbole incandescent.

 Puisse Allah lui accorder son paradis, ainsi qu’à toutes les pionnières de l’indépendance guinéenne, dont le courage continue de veiller sur la mémoire de la nation.

 Contribution de M. Yattara alias Bôkhi Kandet, historien-chercheur

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